L'abondance, jusqu'à la mort
- Christine Vaufrey
- 24 avr. 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 mai 2024

Dans les articles précédents, nous avons vu que les artistes avaient longtemps représenté la notion d’abondance comme un être désirable, personnifiant la fin de la lutte contre la faim et les privations. Puis nous nous sommes intéressés à ceux qui dénoncent l’accaparement de l’abondance, qui ne sont riches que parce que d’autres sont pauvres. Pour clore cette série, nous nous arrêtons sur un artiste qui montre l’abondance au-delà du raisonnable : la surabondance, le gâchis, le désastre de la surconsommation. Comment s'en protéger, et lutter contre ce phénomène ? La voie de sortie n’est pas nécessairement là où on l’attendait.
Aujourd’hui, nos sociétés luttent en effet plus contre le “trop” que contre le “pas assez”. Tout en continuant de produire et de consommer trop !
Les œuvres d'art, comme nouvelles allégories de la surabondance
Nous l’avons vu : pour saisir la notion d’abondance, il a fallu la personnifier, lui donner un visage. De la même façon, il est difficile de saisir les grands nombres et la surabondance de biens sans remplacer les chiffres par des images. Tout le succès des infographies vient de là. Chris Jordan, quant à lui, nous donne une version durable et artistique de cette transformation.
Chris Jordan est un artiste américain contemporain. Pendant des décennies, il s’est employé à montrer la réalité qui se cache derrière les grands nombres, de manière à ce qu’ils soient compris de tous.
Par exemple, c’est une chose de savoir que chaque minute sur la planète, nous produisons 1000 tonnes de plastique (soit 2 millions de livres, pour compter comme les Américains). Et c’en est une autre de regarder de près l'image en haut de cette page, composée de 2 millions de déchets de plastique extraits des océans . En voici un détail :

L’œuvre fabriquée avec ces millions de déchets n'a pas été choisie au hasard. Tu as évidemment reconnu La Grande Vague de Kanagawa, de l’artiste japonais Hokusai. Nous sommes en effet tous engloutis par nos déchets. Dans le Pacifique, ils composent le 7eme continent.
Jordan nous offre aussi La naissance de Vénus en sacs plastiques, et Un dimanche après-midi à l'île de la Grande Jatte, de Seurat, en canettes de sodas. Et bien d’autres. A chaque fois, il s’agit de montrer la réalité d’une consommation jusqu’à l’absurde de biens, de services inutiles (par exemple, le nombre d’opérations pour augmentation mammaire des américaines ). Ou, à l’inverse, de dénoncer le nombre de personnes qui sont privés d’un bien ou service essentiel : le nombre de personnes incarcérées ou de jeunes qui quittent le système scolaire sans aucun diplôme, par exemple .
Quelques années plus tard, Chris Jordan va plus loin avec sa série Midway : il montre les cadavres de jeunes albatros morts d’avoir ingéré trop de plastique. Le trailer du documentaire issu de cette série est poignant :
Se nourrir de beauté, pour retrouver du pouvoir d'agir
Cette série marque un point de basculement dans le travail de Chris Jordan : le désastre y côtoie la pure beauté. Et c’est bien vers la beauté que se tourne désormais l’artiste : pour alimenter le sens de l’engagement et récupérer du pouvoir d’agir, il photographie la beauté du monde. Evoquant un de ses récents séjours en Patagonie, il a ces mots :
À l'instar de mon projet sur l'île Midway, mon travail ici consiste moins à proposer des « solutions » qu'à vivre l'expérience émotionnelle/spirituelle du témoignage. Mais cette fois, le sujet n'est pas la tragédie, c'est la beauté de cet endroit. Être ici, c'est comme être amoureux de quelqu'un qui est en train de mourir, ce qui rend le mélange complexe d'émotions encore plus puissant. Cet endroit change, aussi rapidement que n'importe où sur la planète. Et, au moins pour l'instant, il est toujours vivant, et toujours magiquement, incroyablement, désespérément beau.
(Texte original sur cette page)
Car se pose évidemment la question cruciale : comment résister à la surconsommation, comment cesser de creuser le gouffre dans lequel nous risquons de sombrer, en emportant avec nous tout ce que le monde compte de vivant ? Et comment ne pas paniquer, face à cette perspective ?
Jordan déteste la panique. Elle paralyse et empêche de réfléchir. Face au changement climatique et à la destruction des écosystèmes, il nous invite à garder la tête froide, “à avoir des conversations d’adultes”, comme il le dit dans le TEDxSeattle que je t’invite vivement à regarder (voir le lien plus bas). Et pour recharger tes batteries, pour donner du sens à ton action, va contempler la beauté du monde. Eloigne-toi de la futile fureur entretenue par les sociétés humaines et émerveille-toi d’une vague, d’un ciel étoilé, d’un arbre. “La beauté sauvera le monde”, comme disait le vieux Dostoïevski, car la beauté fait naître l’amour. Et l’amour ne provoque pas la paralysie, à l’inverse de la peur. Il donne du courage et de l’énergie pour longtemps, à l’inverse de la colère.
Le plus merveilleux là-dedans, c’est qu’on peut recharger son stock d’amour et de beauté aussi souvent qu’on le veut, dans tout espace naturel. Il suffit de faire un pas de côté pour profiter de la générosité de la nature, de son abondance gratuite et ouverte à tous. C’est sur cette abondance-là, qui constitue mon quotidien désormais, que je terminerai cette série d’articles.
Tu veux en savoir (encore) plus ?
Visite le site de Chris Jordan. Tu y verras ses œuvres en grands formats et tu liras ses explications sur sa démarche. Ne manque sous aucun prétexte la section intitulée Beauty Emerging, et les splendides photos contemplatives qu'elle contient.
Regarde Jordan qui expose sa démarche face au changement climatique et aux menaces sur l'environnement. C'est en anglais, mais Jordan parle lentement, et tu peux activer les sous-titres.
Agis au quotidien pour préserver la biodiversité. De nombreuses associations, partout en France, fédèrent tous ceux qui ont décidé de se remonter les manches. L'OFB fournit de nombreux liens sur son site.
Eteins ton ordi et va faire un tour dans un parc ou en forêt 😉
Cette démarche me fait penser à la proposition d'un philosophe contemporain, Michel Clouscard, d'établir un Parlement du Travailleur Collectif chargé de déterminer ce que nous voulons consommer afin de régler la production . UN remède à une consommation folle portée par une production tout aussi folle . (Cloucard : Refondation progressiste face à la contrerévoluton libérale).
Merci pour cet article. Il me semble essentiel de poser sur chacun de nos gestes l’idée de la consommation. Ce commentaire lui-même consomme de l’énergie mais en contre partie il crée du lien entre les êtres. Il faut tenter de juger de l’équilibre entre production et résultat. J’avoue être assez curieux de savoir pourquoi un humain préfère chatgpt pour écrire un texte ( je vous laisse regarder la consommation d’énergie des ia…) plutôt que de faire appel à son cerveau, son savoir et son expérience personnelle, pour un résultat plus éclairant, plus touchant et nettement moins energivore…