L'abondance confisquée
- Christine Vaufrey
- 24 avr. 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 mai 2024

Dans l’article précédent, nous avons vu que la notion d’abondance était liée à une terre fertile et généreuse. Cette vision a perduré jusqu’au XIXe siècle au moins. Tu imagines, une terre où légumes et fruits poussent en abondance, tous les ans, et même toute l’année ! C’est bien cette vision idyllique que met en avant l’état de Californie, pour attirer les migrants. On la trouve par exemple sur cette affiche vantant les richesses de l’état, éditée en 1876 :

Une image du rêve américain
Sur cette affiche, on reconnaît donc la corne d’abondance, dégorgeant de blé mais surtout de fruits plus exotiques les uns que les autres, du moins pour les Européens fraîchement débarqués aux tous jeunes Etats-Unis : ananas, bananes, raisin, mangue, amandes… C’est bien la “corne d’abondance du monde”, comme le dit le titre de l’affiche.
Cette générosité semble en outre aisément accessible : en Californie, pas de catastrophes climatiques (“without cyclones and blizzards”), le chemin de fer pour voyager et la propriété privée, garantie par l’état.
L’objectif ? Attirer 1 million de migrants pour mettre en valeur ce pays de cocagne. 1 millions de gars travailleurs qui se partageront plus de 43 millions d’acres de terre, soit plus de 17 millions d’hectares. Le nombre, écrit en chiffres, donne le tournis et renforce la promesse d’abondance : sur cette superficie considérable de terre, il y en aura bien un peu pour moi !
A l’époque, la Californie manque en effet de bras. Pendant une décennie, la ruée vers l’or a attiré 200 000 prospecteurs. Mais qui sait creuser ne sait pas nécessairement labourer; et l’état est si vaste qu’il faut encore attirer du monde.
Et ça marche : d’environ 90 000 personnes en 1850, la population de la Californie passe à plus de 500 000 en 1870, 1,5 million en 1900, près de 3,5 millions en 1920, et plus de 5 millions en 1930. Aujourd’hui, la Californie compte près de 40 millions d’habitants. C’est l’état le plus riche des Eti sembleats-Unis.
Tous ceux qui s’y sont installés ont-ils profité de manière égale de la “corne d’abondance du monde “ ? Évidemment, non. La précarité gagne une part croissante de la population californienne, et le “sentiment d’abondance” si longtemps associé à cet état s’éloigne.
Mais bon, pourquoi focaliser sur la Californie, alors que ce sentiment de perte de l’âge d’or sévit dans de nombreux endroits, y compris chez nous ?
Un livre et un film pour décrire l'envers du décor
Parce que la Californie est le décor d’un livre et d’un film qui décrivent mieux que n’importe quels autres fictions et documents la formidable machine à confisquer l’abondance que constitue le capitalisme.

Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath en anglais), écrit par l’écrivain américain John Steinbeck, est un roman publié en 1939. Il décrit la lutte pour la survie des Joad, une famille de métayers expulsée de sa ferme en Oklahoma, et qui se rend en Californie pour trouver du travail. L’action se passe pendant la Grande dépression (autour de 1930), qui jette des millions d’Américains pauvres sur les routes, et en particulier sur celles qui mènent en Californie.
Steinbeck désigne précisément les responsables de cette situation catastrophique : la spéculation, l’industrialisation de l’agriculture, la mécanisation. Comme tous leurs congénères, les Joad son ballotés d’un camp de migrants à l’autre, d’un patron à l’autre, contraints de travailler pour trois fois rien. Les vieux meurent, les gamins crèvent de faim, les intempéries emportent les maigres biens… Le roman est noir, très noir. Mais le succès est phénoménal.
1 an après sa publication, John Ford porte Les raisins de la colère à l’écran. Henry Fonda y est Tom Joad, qui se bat non seulement pour lui, mais pour tous ceux dont il partage la condition. Le succès public et critique est au rendez-vous. Le film qui, comme le roman, a ouvert les yeux de nombreux Américains sur le prix de leur prospérité, remporte 2 oscars.
Ci-dessous, extrait de la bande annonce du film en français.
Dans le roman comme dans le film, les personnages sont décrits de l’extérieur, tout comme les mécanismes qui les broient. Aucune justification psychologique aux comportements, mais des responsabilités clairement désignées.
Abondance, confiscation... Révolte ?
Le roman de Steinbeck est choral : de nombreux personnages y interagissent et disposent de leur personnalité propre. Les trois périodes (avant le départ, en Oklahoma - Le voyage - Le séjour en Californie) y sont traitées à parts égales, en 10 chapitres. En outre, les chapitres d’action alternent avec les chapitres de commentaires, qui permettent de prendre du recul et de mesurer, au-delà de la famille Joad, le mécanisme à l'œuvre qui broie tout un peuple rural.
Le film traite essentiellement de la période californienne, et focalise l’attention sur Tom Joad et sa mère. Il fait l’impasse sur la terrible fin du roman de Steinbeck, cédant au happy end obligatoire d’Hollywood. Mais dans l’un et l’autre cas, on comprend fort bien ce qui jette, hier comme aujourd’hui, des millions de personnes sur les routes et les contraint à se faire exploiter. Comme de nombreux autres migrants, les Joad ont été séduits par les publicités vantant la richesse de la Californie. Ce que ne disaient pas ces publicités, c’est la place qui leur serait alors attribuée : la Californie est bel et bien riche, mais cette richesse n’est pas partagée. La terre appartient aux banques, aux entreprises agricoles, pas à ceux qui la travaillent. Les travailleurs ne sont que des rouages de la fabrique à richesse, des rouages qu’on souhaite les moins nombreux possibles, et à qui on octroie à peine de quoi survivre. Ils prennent tous les risques et ne reçoivent que des miettes.
D’après Steinbeck, la seule alternative au capitalisme destructeur réside dans la capacité de regroupement et d’auto-organisation des travailleurs eux-mêmes. Dans un passage célèbre, il prédit une révolte prochaine, qui donne son nom au roman : "Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines”.
L’espoir n’est donc pas totalement absent. Il faut néanmoins une forte dose d’optimisme pour penser que le capitalisme aveugle lâchera prise avant d’avoir tout détruit, pour qu’enfin les fruits de l’abondance soient un peu mieux partagés.
Tu veux en savoir (encore) plus ?
Lis le livre de Steinbeck ! Un roman magnifique et haletant, que tu ne pourras pas oublier.
En français : https://www.babelio.com/livres/Steinbeck-Les-Raisins-de-la-colere/2986
La version audio, disponible sur Audible, est excellente : https://www.audible.fr/pd/Les-raisins-de-la-colere-Livre-Audio/B0C24QWB6W
En anglais : https://www.goodreads.com/book/show/18114322-the-grapes-of-wrath
Regarde le film de John Ford ! C’est ancien, en noir et blanc, et ce film te plonge dans l’âpre réalité de la Grande dépression américaine.
Regarde ce cours consacré au film. Après une longue introduction, le prof commente de nombreux extraits (à partir de 42 mn) :
Les raisins de la colère, de John Ford. Jean-Baptiste Thoret. Forum des images, 2014.
Lis cet article sur John Steinbeck, qui a écrit plusieurs autres livres qui méritent d’être connus :
Découvre la condition des paysans au fil du temps en Europe, dans ce documentaire en 4 volets, des débuts du Moyen-Age à nos jours :
Le temps des paysans, arte.tv (disponible jusqu’au 21/11/2024).
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